Voilà un roman dont l’épaisseur laisse supposer qu’il obéit aux canons de la tradition littéraire classique… Quelle surprise, pour le lecteur ainsi prédisposé, de découvrir que l’écriture rappelle parfois Michel Déon dans Le taxi mauve, parfois Andrei Makine pour le traitement du narrateur ! Contre toute attente le style de Claudie Gallay exhibe une force peu commune, plus proche d’une écriture dite « masculine » que des écritures considérées comme « féminines » de Duras, Nothomb, Darrieussecq, Angot, Laurens ! Muriel Barbéry et Catherine Cusset seraient peut-être les auteures dont le style de Claudie Gallay se rapprocherait le plus. Les déferlantes, tout comme La haine de la famille ou Un brillant avenir, de Cusset, ou encore L’élégance du hérisson de Barbéry, font partie des livres que l’on n’oublie pas, qui procurent une émotion littéraire et personnelle intense.
Claudie Gallay écrit comme d’autres peignent : les descriptions minutieuses qu’elle fait des paysages de tempête, paysages de silence ou de souffrance que sont ces lieux battus par le vent et la mer autour de La Hague, arpentés par la narratrice, sont somptueuses. Elles témoignent aussi d’une extraordinaire capacité d’observation de la nature : le changement de la lumière, les jeux d’ombres de ciels chargés, les couleurs de la mer, les nombreux et divers oiseaux que la narratrice est chargée de recenser, dessiner, et surtout les effets concurrents d’une nature sauvage et solitaire sur les hommes et les femmes de La Hague, toutes ces descriptions replacent le lecteur dans une tradition littéraire ancienne, celle du terroir, peu ou malhabilement utilisée depuis l’avènement du roman d’introspection pseudo-philosophique dans la littérature française.
L’élément dominant de cette histoire trouble, c’est l’eau : un leitmotiv de « ciel bas et lourd » baudelairien, une pluie omniprésente même quand il ne pleut pas car toujours annoncée par l’un ou l’autre des personnages, et surtout la mer, les vagues, ces fameuses « déferlantes » du titre, qui n’apparaissent réellement que dans la tempête du premier chapitre. D’ailleurs le titre est extrêmement bien choisi : ce qui « déferle » dans la narration, ce ne sont pas tant les vagues que les histoires respectives de La Mère, du Vieux, de Florelle, de Lambert et de Lili, comme si la mer avait marqué tous les personnages du sceau indélébile de la fatalité. Elément féminin donneur de vie, la mer (jeu de mot inconscient ou conscient de l’auteure sur La Mère ?) est aussi porteuse de mort. Dans le roman, elle s’associe à cet autre élément liquide, la pluie permanente, et se fond avec elle et avec l’élément masculin « vent » en un tsunami destructeur. C’est en effet, la rencontre simultanée de ces forces de la nature qui engendre la destruction au fil des pages du roman. Destruction des âmes, car les haines rageuses qui animent les villageois, - au sens latin du terme (anima)- les ont éteintes.
Le tour de force de Claudie Gallay est d’avoir réussi la gageure de maintenir le lecteur en alerte grâce à une histoire palpitante : de l’isolation volontaire de la narratrice qui cherche à guérir, panser les plaies d’un amour « parfait », oublier sans l’oublier vraiment cet amant mort de longue maladie (on pense inévitablement à un cancer) à l’exposition des secrets, des amours et des haines qui hantent les personnages de La Hague, le lecteur passe du roman traditionnel au mystère quasi-policier sans heurt ni changement de champ et de registre lexicaux. Décor, actions, personnages, mythologie de la nature personnifiée (la mer, les oiseaux, le phare même), on est au sein d’une tragédie grecque sur bout de Cotentin, un Hauts de Hurlevent nouveau dans la bruyère normande. Si certains des personnages obtiennent la paix du pardon et, en ce qui concerne Le Vieux, font l’objet d’une rédemption qui n’est pas sans rappeler celle du très beau roman d’Henriette Jelinek, Le destin de Iouri Voronine (Grand Prix du roman de l’Académie Française 2005), d’autres, comme La Mère et sa fille, Lili, femmes délaissées, femmes trahies, demeurent haineuses, sans compassion ; le pardon leur est étranger, rendant toute rédemption impossible. D’ailleurs le lecteur est en droit de se demander si Claudie Gallay ne souffre pas d’un préjudice favorable aux hommes, tant le portrait qu’elle fait des femmes du livre est taillé au couteau vengeur. Même Morgane n’échappe pas à la critique et si ses formes voluptueuses font l’objet du désir et du regard des hommes, son prénom de fée rappelle celui de celle, Morgane La Fay, femme fatale par excellence, qui fit la chute et la perte de Merlin l’Enchanteur.
De même, les sculptures de Raphaël conjuguent au présent de narration non seulement les terres de La Hague au relief tourmenté sur lesquelles viennent s’échouer les bateaux pris dans la tempête, mais aussi les corps burinés et par les secrets et par la nature. Ce faisant, elles exposent au lecteur –en les transcendant- les souffrances des personnages, leurs mensonges, et leurs rêves. La description qu’en fait l’auteur au travers de la narratrice rappelle certaines sculptures de Camille Claudel, notamment Le Temps et La Vague. La présence d’un narrateur « accessoire », Monsieur Anselme, et à travers lui celle de la littérature française par la mention constante qu’il fait de Jacques Prévert, celle de Max, -métaphore christologique des Béatitudes-, de la Cigogne, ou d’Ursula ou même des chats du Vieux sont autant d’adjuvants d’un roman qui devient conte moral, avec une touche de fantastique lorsque, comme le dit Monsieur Anselme «la mort(…) [devient] l’imprévisible conséquence d’un geste d’amour ».
Certes il y a quand même quelques faiblesses dans ce pavé, faiblesses probablement dues tant à l’enthousiasme de l’auteure pour ses personnages qu’au mauvais travail de relecture de l’éditeur : anachronismes et illogismes de lieux gâchent le récit et embrouillent le lecteur ; certaines histoires parallèles comme le départ de Morgane pour Paris ne sont nullement nécessaires à l’histoire. Il est dommage aussi que la relation entre Morgane et son frère sculpteur Raphaël, -au nom d’archange-, à la limite de l’inceste, ne soit pas plus développée ; ou celle que Lili a pu partager avec son mari « absent », histoire conjugale qui semble s’inscrire en schéma psychologique récurrent de celle qu’ont vécue ses parents, Le Vieux et La Mère.
C’est une lecture sur plusieurs niveaux qu’offre ce roman de Claudie Gallay. La richesse et l’étendue de la culture de l’auteure –ou des recherches entreprises pour sa rédaction- ne sont plus communes aujourd’hui. Le lecteur n’est plus simple voyeur du narcissisme ambiant et exhibitionniste qui semble être la condition sine qua non des œuvres publiées par le monde littéraire parisien. Le lecteur d’un livre tel que Les Déferlantes se sent enfin purement lecteur, celui qui découvre, ravi, une histoire ayant un début, une fin et miracle ! un développement présentant fond et forme.
Sarah Diligenti ©2009
No comments:
Post a Comment