Friday, May 1, 2009

L'amertume de l'exil: Andrei Makine


Recevoir un Prix Goncourt bien mérité, qui récompensât vraiment le talent, la langue et l’originalité, ce fut le cas d’Andrei Makine en 1995 pour son superbe roman, « Le testament français ».

Ce qui n’empêcha certes pas la critique littéraire de crier à l’imposture, et de traiter Makine de “métèque de la littérature française”. Certains auteurs dont l’œuvre est ainsi récompensée, disparaissent parfois sans jamais publier autre chose; d’autres enchaînent livre après livre, exploitant un filon ou une niche, diluant leur talent et leur style, au détriment de Dame Littérature. Quelques-uns résistent au temps, aux vagues qui font et défont la gloire littéraire, et écrivent sans chercher à plaire ou parfois même prêts à déplaire.

Makine demeure un cas particulier. Il a écrit treize livres; le quatorzième, « La vie d’un inconnu », est probablement la meilleure surprise de la rentrée littéraire de janvier 2009. On peut dire de Makine qu’il reste fidèle à son style, néo-classique s’il en est, loin des extravagances linguistiques de Perec ou Devos, stylistiques de Sarraute, et sémantiques d’auteurs allant de Houellebecq à la “trash littérature”. Il reste aussi fidèle à son sujet, à cette niche qu’il revendique comme personnelle, roman après roman, celle de la Russie Soviétique et des souffrances de l’homme (ou de la femme) sous ce régime totalitaire. Si son enthousiasme pour la France qu’il “choisit” en 1987 marque ses quatre premiers livres, voire même le très controversé cinquième livre “Le Crime d’Olga Arbélina”, petit à petit est apparue une deuxième tendance dans l’œuvre de l’écrivain, celle de l’amertume de l’exil, entamée dès "Requiem pour l’Est”. Par coups de plume bien acérée, Makine écorche, égratigne, tente de secouer cette France qu’il avait idéalisée et qu’il découvre n’être pas, n’être plus, et qu’il finit par dénoncer dans un pamphlet qui est aussi un réquisitoire, “Cette France qu’on oublie d’aimer”.

Son dernier roman, "La vie d’un inconnu", marque peut-être la synthèse des sentiments qui tourmentent l’auteur en la personne de son narrateur, Choutov, écrivain russe exilé en France, le double de Makine. D’un côté, l’amertume de l’exil volontaire dans un pays adoré, choisi, mis sur un piédestal, une « France éternelle » que l’auteur souhaiterait figée dans la splendeur de son passé historique mais qui évolue au gré des migrations, et de la langue, qui n’est plus celle de Voltaire, ni celle de Stendhal, car « aujourd’hui, la personne préférée des Français est un footballeur et non plus un poète » (p 38 Vie d’un Inconnu). Face à cette transformation du pays d’élection, et aigri par une histoire amoureuse impossible, le narrateur est pris d’un violent sentiment de nostalgie pour le pays qu’il a quitté et retourne à Leningrad, maintenant St Petersbourg, persuadé d’y retrouver son âme et l’amour de sa jeunesse, mais se retrouve de nouveau en exil - «Qui est-il ? Un Russe ? Mais passez bien habillé pour cet endroit. Un étranger ? Mais manquant de cette aisance qu’on sent au contact des Occidentaux. » (p89)-, ne pouvant comprendre ses anciens compatriotes retournés (au sens du « Retournement », excellent livre de Vladimir Volkoff) par la nouvelle Russie, qui « a copié ces modes occidentales et maintenant s’amuse à les pasticher. » (p72), alors « qu’autrefois un recueil de poèmes pouvait changer votre vie, mais un poème pouvait aussi coûter la vie à son auteur. Les strophes avaient le poids des longues peines derrière le cercle polaire où tant de poètes avaient disparu… » (p99)

Si le narrateur par deux fois exilé réssuscite, c’est grâce à Gueorgui Lvovitch Volski, le vieillard grabataire qui attend silencieusement qu’on le déménage, tant il gêne les nouveaux Russes que représente Iana car «quand on était jeunes, on n’avait pas le temps de parler avec les gens comme lui » (p75) et son fils Vlad, né à la chute du communisme, qui n’a donc pas grandi dans l’univers soviétique des Pionniers et des privations, et qui « parle une langue que Choutov n’a jamais entendue en Russie » (p93). Volski (Est-ce un jeu de mots sur Vronski, l’amant d’Anna Karénine ?) est un rescapé du régime totalitaire stalinien, un de ces personnages chers à Makine et qui font la grandeur humaniste de son œuvre (La fille d’un héros de l’Union Soviétique, La musique d’une vie, La femme qui attendait). Il a survécu au siège de Leningrad, il a survécu aux camps, il a survécu à l’atrocité et la folie du régime et des sbires de celui-ci : police secrète vous emportant en pleine nuit, interrogations, disparitions… Son histoire, au-delà de la parole historique, est aussi celle de son amour pour Mila, amour qui vécut, survécut, et mourut au rythme de l’histoire de l’URSS stalinienne. Un amour qui demeure après la mort de Mila, exemplaire par sa fidélité, et symbole aussi de cette Russie d’avant l’occidentalisation.

Grâce à Lvovitch, le narrateur « sait désormais que les seuls mots dignes d’être écrits surgissent quand la parole est impossible. » (p 288) et « qu’il n’appartiendra jamais à ce monde russe qui renaît maintenant (…) dans sa patrie. Il restera jusqu’à la fin dans un passé de plus en plus méprisé et de plus en plus inconnu d’ailleurs. Une époque qu’il sait indéfendable et où pourtant vivaient quelques êtres qu’il faudra coûte que coûte sauver de l’oubli. » ( p289)

Espérons que Makine survivra à ce double exil : l’exil volontaire qui s’avère difficile à vivre dans un pays qui semble bien loin de l’idéal qu’il s’en était fait, et l’exil intérieur de celui qui ne fut jamais prophète en son pays natal et ne peut plus le reconnaître, devenu lui-même, à 52 ans, monument historique d’une époque révolue.