En général, je lis toujours trois, voire quatre livres en même temps. Français, américain, russe, de la littérature –beaucoup de romans mais aussi beaucoup de nouvelles et de poésie-, mais aussi des essais, ce que l’on appelle ici de la « non fiction ». Selon l’humeur, je passe de l’un à l’autre en une soirée ou je reste sur le même jusqu’à la fin. Alors comment puis-je expliquer cette angoisse du lecteur qui m’a saisie cet été ?
J’ai commencé le mois de juillet en empilant sur ma table de chevet tous les livres que je me promettais – et me réjouissais- de lire d’ici la fin septembre. Plus fourmi que cigale, j’emmagasine les lectures pendant les mois creux, sans « book club ». J’ai donc attaqué début juillet : Un roman russe, d’Emmanuel Carrère. Un peu en retard me direz-vous, le livre a déjà trois ans. Mais pour lire Emmanuel Carrère, il ne faut pas être trop fragile et je l’avais donc laissé de côté jusqu’à ce que je me sente assez forte, l’expérience de La moustache, de L’adversaire et de La classe de neige m’ayant laissée plutôt déprimée. Malheureusement, de roman « russe » avec grand élan, grands espaces et personnages hors du commun, il n’en est point, si ce n’est le fantôme de son grand-père (le père d’Hélène Carrère d’Encausse), un Géorgien arrivé en France comme les Russes Blancs, juste après la Révolution bolchevique, et qui ne trouvera jamais sa place dans la société française. A tel point qu’il disparait, à la fin de la Deuxième Guerre, pour faits de collaboration. Fusillé ? Pendu ? Renvoyé en URSS par l’entremise d’un Parti Communiste français passé à la Résistance seulement quand Hitler envahit l’URSS et de ce fait, envoyé pourrir au Goulag? Ce fantôme familial, squelette dans le placard de l’académicienne, linge sale dont on ne parle même pas en famille, est-il vraiment à l’origine d’une dépression intergénérationnelle ? Emmanuel Carrère est certes un déprimé permanent (Je l’ai rencontré en 2000… il était déjà fort sombre) et il en devient violent, abusif, jusque dans ses relations intimes qu’il dévoile sans aucune pudeur ni aucun remords, une première fois dans une nouvelle digne de Houellebecq pour le style, publiée dans Le Monde, et qui devient le centre de ce « roman russe », et une deuxième fois dans le roman même. Un tel nombrilisme donne envie de vomir, à croire que ce roman avait comme seul but originel celui d’auto-thérapie. Ni Docteur Jivago, ni Levine, ni Pierre Bezoukhov, ni Raskolnikov, ni même un des frères Karamazov – Aliocha, par exemple-, Emmanuel Carrère a encore de quoi remplir des pages de sa relation avec sa mère, avec son grand-père qu’il n’a pas connu, et avec l’histoire de France et de la Russie. Je doute qu’il ne guérisse d’un spleen que le milieu mondain dans lequel il sévit, entretient volontiers, et qu’il cultive lui-même avec une minutie qui relève de la préméditation.
Il y avait de quoi sortir profondément déprimée de ce livre. Ce fut non seulement le cas, mais ce livre eut pour autre effet de me dégoûter de la lecture. La vue d’un livre m’inspirait l’horreur et toute ma pile de livres à lire pendant l’été se recouvrit de poussière…
Je ne dus mon salut qu’à la Bande Dessinée ! Et, pour bien faire, à deux bandes dessinées particulièrement tristes : la biographie d’Anne Frank (The Anne Frank House Authorized Graphic Biography, by Sid Jacobson and Ernie Colon, aussi connus pour leur très émouvant : The 9/11 Report : A Graphic Adaptation), mais qui, malgré toute l’horreur de la guerre, de ce qui est arrivé à Anne Frank, à sa famille, ne fait pas dans l’exhibitionnisme à la Emmanuel Carrère ; et Stitches : A Memoir, by David Small, où là aussi douleurs personnelles et familiales sont exposées de manière pudique, avec un dessin presque anonyme.
Il m’a fallu deux mois pour surmonter cette angoisse du lecteur, un véritable état de choc du lecteur, de la mi-juillet à la mi-septembre. Deux mois qui ont semblé vraiment très longs au « bookworm » que je suis naturellement. Comme dit le proverbe : « La plume est plus forte que l’épée ». Emmanuel Carrère ne saura vraisemblablement jamais combien la lecture de l’écriture égoïste et mortifère de son « roman russe » m’aura empoisonné l’âme le temps d’un été.